Les montagnes d’Efioone s’étendent devant moi, touchant le ciel. Elles sont si hautes... Les cimes, droites et vierges, arborent encore leur voile d’hiver. Tant de pureté... Et ces quelques fleurs rouges qui éclosent dans la neige, ces empreintes tachées de sang... Sont-ce mes pas qui les laissent derrière moi ? Mon épaule gauche me fait mal. Une flèche me transperce le torse, je respire mal. Je n’ai plus la force de l’enlever. Je ne peux plus bouger mon bras blessé. Tout devient froid, si froid autour de moi... Je sens mon corps vaciller. Les montagnes sont floues. Y a-t-il du brouillard qui se lève ? Je me retrouve assis, adossé contre un arbre. Recouvert de ce doux manteau de neige ; mes yeux se ferment. Quelle folie s’est emparée de moi ? Pourquoi ne suis-je pas resté le soldat obéissant aveuglement que j’étais ? Quelle idée de vouloir…
Les feuilles des arbres dansaient sous le souffle du vent. Je regardais ces arbres mystérieux qui s’enlaçaient sans cesse tels des amants innocents, se mêlant les uns aux autres dans une danse frivole. La parade amoureuse de la nature ne pouvait qu’embellir la magnificence de ce lieu. Elle me faisait oublier ce qui allait se passer… Pourquoi un tel paysage pouvait-il abriter tant de tristesse et de mal ? Il ne suffit que de quelques pas. Le soleil ne pose alors plus son dévolu sur vous, l’obscurité gagne peu à peu ces lieux. Le bruit des écorces travaillant à rejoindre leur bien aimé cache le sifflement de serpents à l’affut de leur proie. J’étais là, debout, à l’orée de cette mystérieuse forêt. Le ciel s’assombrissait. Une goutte tomba sur ma main. Une seconde sur mon visage. Puis ce fut le tour de milliers d’autres. Elles se mirent à résonner sur les plaques de mon armure, tout comme elles résonnaient sur celles de milliers de soldats. Attendant patiemment nos ennemis de toujours. Attente et angoisse. L’engouement de la bataille se mêlait à l’amertume lorsque l’eau, se joignant à la terre, faisait jaillir sous nos pieds une sombre boue. Bientôt, le sang souillerait la pureté de ce monde.
Mais ces questions et ces souvenirs s'effacent dans la brume qui brouille mes pensées. Je tente de lutter. Un moment qui semble durer une éternité - peut-être dure-t-il une éternité ? - j'essaie d'ouvrir les yeux, de me relever. Mon sang bat de plus en plus fort dans mes oreilles. Je ne sens plus aucune douleur, ni le froid, ni le vent. C'en est presque agréable. Et puis le noir, total, absolu, définitif.
J’ai secoué ma tête et regardé autour de moi. Des milliers de mes frères prêts à se battre et à mourir s’il le fallait. Des milliers… A ma droite, où aurait dû se trouver Ennan, il y avait un visage que je ne connaissais pas. Où était-il ? J’ai regardé un peu plus loin. Ennan semblait avoir disparu. Je ne pouvais partir le chercher. Des centaines de ces hommes attendaient mes ordres. Où cet imbécile s’était-il fourré ?
Une voix. C'est la première chose qui émerge du néant. Une simple voix. Je n'en ai jamais entendu de si pure. Est-ce un esprit qui vient s'emparer de mon âme, alors qu'elle quitte mon corps brisé ? J'aimerais ouvrir les yeux, mais mes paupières ne me répondent pas. Je ne sens plus rien. Est-ce donc cela que de mourir ? Je ne comprends pas ce que me dit la voix. Mais elle est douce et calme, comme si elle berçait un enfant malade. En l'entendant, je sens poindre une larme à mes yeux morts. Je sombre à nouveau.
Les arbres semblaient bouger devant nous. Quelque chose se rapprochait dans la forêt. J’ai hurlé à mes hommes de rester assez loin des arbres. Quand l’ennemi est apparu, ils ne m’ont pas écouté. Ils ont suivi le mouvement, et sont partis à l’assaut ensemble, me laissant sur place. Les premiers cris résonnaient. Les premiers de mes frères tombaient au combat. Pas de fuite. Pas de survivant. La victoire ou la mort. Depuis toujours la même guerre. J’ai tiré mon épée, et je suis parti à la suite de mes hommes. Tant pis pour la prudence et la stratégie.